Olavo de Carvalho

Jornal da Tarde (São Paulo), le 6e. juin 1999

(Traduit par Henri Carrières et Armand Grabois)

Le XXe siècle a commencé avec la proclamation presque universelle de la fin des démocraties et, après une succesion d’expériences totalitaires dont le bilan se monte à presque 200 millions de morts, se termine par l’universelle reconnaissance que nous ferions mieux d’apprendre définitivement à nous intéresser à la démocratie.

Pour la première fois dans les temps modernes, l’Humanité semble être arrivée à un accord. Quoiqu’il y ait encore des dictatures un peu partout, l’idée de dictature a perdu toute crédibilité intelectuelle, et l’on croit, avec un optimisme assez platonique, que ce qui disparaît du ciel des idées devrait tôt ou tard disparaître de ce bas monde. Et, quoique personne n’attribue aux démocraties actuelles la vertu de la perfection, il y a un consensus général que Norberto Bobbio a résumé en une sentence lapidaire: “La seule solution pour les malheurs de la démocratie, c’est un surplus de démocratie”.

Mais cette formule est-elle celle d’un consensus ou celle d’un problème?

En premier lieu, que signifie “plus de démocratie”? Un libéral croit que c’est moins d’intervention de l’État dans l’économie; un social-démocrate croit que c’est plus de secours de l’État aux pauvres ou défavorisés. Ainsi, non seulement on réédite la vieille confrontation entre capitalisme et socialisme, tous les deux sous le nom de démocratie, mais on arrive finalement à un cul-de-sac, puisque pour réaliser la première alternative il faudrait accroître le contrôle étatique sur la vie privée (pour le moins afin que l’État, dépourvu de son fardeau économique, acquière de nouvelles fonctions qui légitiment son existence), et pour réaliser la seconde il faudrait augmenter les impôts et gonfler la bureaucratie étatique jusqu’à paralyser l’économie et paupériser encore plus le pauvres.

En deuxième lieu, il y a de bonnes raisons de douter que “plus de démocratie” soit encore de la démocratie. La démocratie n’est pas comme un pain, qui croît sans perdre l’homogénéité: à mesure qu’elle s’étend, sa nature change jusqu’à se convertir en son contraire. L’exemple le plus caractéristique — mais, certes, pas unique — est ce qui se passe avec la “démocratisation de la culture”. En un premier moment, démocratiser la culture c’est distribuer généreusement aux masses les soi-disant “biens culturels”, autrefois réservés, dit-on, à une élite. En un deuxième moment, on exige que les masses aient aussi le droit de décider ce qui est et ce qui n’est pas un bien culturel. Alors, la situation se renverse: offrir aux masses les biens de l’élite n’est plus pratiquer la démocratie: c’est insulter le peuple. Les couches populaires, affirme-t-on, ont droit à “leur propre culture”, dans laquelle la musique rap peut être préférable à Bach. L’intellectualité se livre alors à toute sorte de théorisations afin de prouver que les biens supérieurs autrefois convoités par la masse n’ont pas, en fin de compte, plus de valeur que tout ce que la masse possédait déjà avant de les conquérir. Et, quand l’ancienne différence entre culture d’élite et culture de masses semble finalement rétablie sous le nouveau et réconfortant prétexte de la relativité, les intellectuels se révoltent encore plus, car il découvrent que tous les biens, égalisés par l’universel rélativisme, sont devenus de pures marchandises sans valeur propre: Bach est devenu fond sonore pour les campagnes publicitaires de culottes et le rap, grâce au marché du disque, a créé une nouvelle élite de millionaires, cyniques et arrogants comme ne l’aurait osé être l’ancienne élite. Un processus identique se répète dans les domaines de l’éducation, de la morale et même de l’économie, où chaque nouvelle fournée de bénéficiaires du progrès s’accroche à ses nouveaux privilèges avec une avarice et une violence inconnue des élites plus anciennes: le fascisme a surgi parmi les nouvelles classes moyennes créés par la démocratie capitaliste, et la “Nomenklature” soviétique, la plus jalouse des classes dominantes qui n’ait jamais existé dans ce monde, est née de l’ascension de soldats et d’ouvriers dans la hiérarchie du Parti.

En troisième lieu, on a peut-être le danger le plus grave: un consensus en faveur de la démocratie n’est constructif qu’en apparence, car la démocratie, par définition, consiste à se passer de tout consensus. Démocratie n’est pas concorde: c’est une manière intelligente d’administrer la discorde. Et la clameur universelle pour “plus de démocratie”, dans la mesure même où elle s’affirme comme un consensus, donne des signes de ne plus pouvoir supporter aucune voix discordante.

Ainsi, il y a des raisons pour craindre que, si le XXe siècle a commencé par demander des dictatures et s’est terminé par exiger la démocratie, le nouveau siècle finisse par suivre le parcours dans le sens précisément inverse. Car, comme disait Bernanos, la démocratie n’est pas l’opposé de la dictature: elle en est la cause.

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