Le silence des morts comme modèle des vivants défendus de parler

International Symposium Forms and Dynamics of Exclusion
UNESCO, Paris, June 22nd-26th 1997

Il faut commencer pour faire rappeler aux Français ici présents une citation de l’éminent médecin Brésilien Vital Brasil, qui à l’occasion de parler pour la première fois à des gens de langue française a dit: “Je vous prie des excuses par quelque dommage que je puisse faire à la grammaire, vu que je parle dans une langue qui n’est pas la mienne et qui, tel que vous en vous rendrez compte dans quelques instants, peut-être n’est pas non plus la vôtre.”

La seule consolation que m’apporte la présente circonstance d’un dialogue pluri-national c’est de m’imaginer que peut-être quelques uns des gens d’Afrique, d’Asie et de l’Amérique qui m’écoutent finiront par croire que je vous parle en Français.

Le sujet que j’entends proposer à vos méditations vous paraîtra peut-être étrange. Dans un colloque dedié aux souffrances des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards soumis à d’injustes exclusions et discriminations, il est donné par pressuposé qu’on parle toujours de minories qui protestent de la justesse de leur cause, pour faire valoir leurs droits. Le groupe exclu dont j’entends vous parler, par contre, c’est la large majorité de l’espèce humaine. Ce qui est le pire, il ne se compose que de gens qui ne protestent jamais, qui ne s’expriment jamais que par un silence que nous prennons volontiers pour de l’approbation ou de l’indifférence. J’entends vous parler des morts, des hommes des temps passés. Bien que ce soit vrai qu’ils sont les plus inermes de toutes les créatures, ils n’auraient que faire dans ce colloque si leur exclusion du dialogue humain n’était pas, à mon avis et tel que j’entends vous faire voir si vous me le permettez, le modèle même, l’archétype de toutes les formes modernes d’exclusion et de discrimination.

Il-y-a beaucoup de traits qui marquent notre siècle d’une empreinte qui le singularise entre tous, mais le plus profond c’est sans doute le changement radical de l’atittude des hommes envers le passé. Ce changement-là a été préparé depuis l’avènement de l’historicisme, mais il n’a atteint sa plenitude qu’au XXe. siècle. L’historicisme nous a appris à “relativiser” les idées les ramenant chacune à son “époque”, d’où elles ne pouvaient sortir que dans la condition de témoins d’états d’esprit qui ne reviendraient jamais. Il nous a appris à voir les idées et les croyances des gens de jadis comme des specimens d’une espèce décédée. Il nous à appris à ne chercher plus à être dans le vrai, mais à être “de notre temps”. Avec Karl Marx l’historicisme n´est plus un simple cadre de référence théorique et devient une force agente, qui modèle le monde à son image: l’image d’un fluxe temporel absolutisé, qui porte un dégât à la signification des idées jusqu’à en faire des simples émanations gazeuses du fait accompli. Les opinions et les croyances des hommes d’autrefois, on n’en a plus à discuter, à en juger le vrai ou le faux: on les explique en fonction des états de choses qui n’ont rien à voir avec leur contenu, mais qui sont censées les avoir “produites” du dehors par une sorte de “sympathie” magique entre les structures majeures de la societé, de l’Histoire ou du psychisme, et ce qui chaque homme croit penser librement. On explique des théorèmes de géométrie par la lutte politique, les mètres de la poésie par des interêts de classe. On est bien loin des temps où Saint Thomas pouvait lire les textes d’Aristote tels que s’ils vénaient de parâitre et les discuter face-à-face pour en séparer le vrai et le faux, le meilleur et le pire. On ne pose jamais son regard sur le sujet des écrits anciens: on vise toujours à côté, on ne vise que les causes qui sont censées les avoir produits et “l´explication” qu’on peut en donner. Avec l’avènement de la psychanalyse, ce désir de viser à côté va plus loin encore: devant un homme qui éssaie de nous communiquer les contenus de sa conscience, on ne vise que les contenus de son inconscient qui souvent n’ont rien à voir avec ce qu’il veut nous faire voir. Depuis lors, le progrès des méthodes et des théories — des analyses péjoratives de Nietszche jusqu’au déconstructionisme — n’a fait que nous mener chaque jour plus loin du point focal visé par les hommes dont les actions et les mots nous professons d’étudier et de comprendre.

Le désir de voir les grandes structures et les cycles majeures par dérrière les faits et les hommes singuliers est certes quelque chose de légitime, voire de louable. Mais souvent cette impulsion nous mène à faire des hommes des temps passés des purs objets de notre recherche, en nous faisant oublier qu´ils sont des hommes, c’est à dire, des interlocuteurs légitimes qui ont le droit de nous parler d’égal à égal.

Il n’est pas l’objet de la présente communication de vous décrire ce long processus de transformation de notre image des hommes d’autrefois. Vous la connaîtrez peut-être mieux que moi-même. Ce que j’entends faire c’est de la faire voir en tant que forme d’exclusion — le fait d’une époque qui se croit assez bonne pour savoir des autres beaucoup plus qu’elles n’en savaient elles-mêmes, ainsi que le supérieur connaît l’inférieur mieux que lui-même.

Pour entreprendre cette esquisse de notre image des temps passés sub specie exclusionis, je vais commencer par un survol d’une constante des rélations entre les gens de notre espèce: la reciprocité.

1. RÉPONSE ET EFFET

D’où vient la satisfaction que nous éprouvons lorsqu’une fleur que nous avons plantée éclôt, lorsque le chien que nous appelons par un sifflet vient se coucher à nos pieds? Ne s’agit-il pas de réactions normales et prévisibles au simple déchaînement d’un mécanisme de cause et effet? Pourquoi alors ont-elles plus de signification pour nous que le ronflement de l’automobile lorsque nous faisons marcher son engrenage, que le changement de l´écran de l’ordinateur lorsque nous touchons le mouse? C’est que là, chez elles, nous pouvons entrevoir toute la distance qui sépare un effet d’une réponse. Cette dernière peut toujours être niée, elle peut arriver différente de ce que nous l’attendions et elle est quelque chose de plus précieux que la manifestation de notre simple pouvoir de produire des effets. En tous cas les où elle répond à notre attente, elle nos semble être comme la retribution d’une attention amoureuse. Nous nous apercevons que derrière elle il existe une décision, l’exercice d’une liberté, un consentement qui manifèste une harmonie et une gracieuse compréhension mutuelle entre nous et le monde. À cause de cette même raison, nous sommes plus patients avec le chien désobéissant ou avec la plante qui s’attarde à pousser qu’avec le moteur qui ne marche pas ou avec l´écran d’ordinateur qui “congèle”. Cela provient de la nature même des informations que nous donnent leur refus de nous obéir: l’automobile, l’ordinateur qui ne marchent pas ne nous informent que de leur propre état. Le chien qui se dérobe expresse quelque chose qui est comme son opinion à notre sujet. Il nous juge, tandis que la machine ne juge que soi-même.

Une réaction s’approche d’autant plus d’une réponse et se distingue d’autant plus d’un effet de par sa compléxité, donc la plus grande imprévisibilité du sujet, sa liberté de nous accepter ou de nous refuser.

Donner ou nier des réponses c’est propre de l’être vivant. C’est pourquoi la capacité de prévoir des réponses est considérée une habileté supérieure, et plus proche de l’idéal de la sagesse, que la simple connaissance de rélations de cause-et-effet.

Donc, toute connaissance de l’être humain par l’être humain entraîne toujours, à un certain degré, la possibilité au moins de conjecturer ses réponses, mais aussi l’impossibilité de les prévoir avec une telle exactitude qu’elles aient pour nous une signification inférieure à celle de l’obéissance du chien ou du fonctionnement régulier d’un ustensile électronique. Chez l’être humain, l´imprévisibilité absolue coïncidirait avec la totale manque de connaissance à son sujet, la prévisibilité absolue avec la suppression de son statut humain, avec sa réduction au substratum biologique de son hominité.

C’est parce que les réponses d’un être humain peuvent être variées qu’elles ont à notre avis une signification. C’est parce que cette signification ne peut pas varier au-dehors de la gamme admise par l’acte ou par la parole qui la suscitent qu’elle nous est compréhensible, en principe ou de jure, et c’est le fait de devoir être compréhensible qui nous permet, quand elle ne l’est pas, de la juger absurde.

À cause de toutes ces raisons, on ne peut pas admettre comme douée du sens aucune idée ou aucune croyance à propos de l’être humain qui n’implique pas, à un certain degré, l’intérêt par la réponse qu’il est censé leur offrir. Si j’ai une opinion sur un certain individu, mais il m’est absolument impossible de prévoir ce que, lui, il penserait sur celle-ci, alors elle ne contient effectivement aucune connaissance à propos de lui, elle laisse échapper totalement son objet, elle ne sort pas du cercle d’immanence où je compare les images différentes que j’ai de moi-même les unes avec les autres.

2. RECIPROCITÉ ET BILATERALITÉ ATTRIBUTIVE

Il-y-a donc, dans la connaissance de l’être humain par son prochain, toujours l’admission d’un certain degré de reciprocité, soit positive, soit négative. Je connais un homme dans la mesure où je sais que l’horizon de ce qu’il sait de lui-même est égal, plus grand ou plus petit que celui où je le vois.

Dans aucun cas celà est plus évident que dans la radicale discordance. Savoir que je ne suis pas d´accord avec quelqu’un c’est savoir qu’il n´est pas d´accord avec moi. L’impossibilité de prévoir sa réaction devant mes opinions ce serait le même chose que d´ignorer par complet s’il-y-a entre nous d’entente ou désaccord. Quand on étudie des cultures étrangères, nous savons que certains de leurs coutumes ne nous semblent étranges que dans la mesure où, comme le dit le môt lui-même de coutume, ils ne sont nullement étranges à ceux qui vivent sous leur empire. Aux yeux de ceux-ci, c’est notre réaction de surprise qui semble étrange.

Dans toute rélation personelle, la connaissance que nous jugeons avoir de nos prochains n’est jamais pertinente si elle ne porte en soi des informations correctes concernant ce qu’ils pensent de nous. L’image du prochain est pour ainsi dire bidiréctionnelle, et il n’est que cette vision en arrière qui nous donne le centre de perspective de cette image-là. Sans un tel feedback, nous resterions demi-aveugles et désorientés comme une flèche qui vole dans les ombres, ayant oublié son cible. C’est à peu près la situation où je me trouve, en parlant dans une langue que je suppose être le Français sans savoir si elle l’est aussi pour ceux qui m’écoutent.

La même chose se passe dans la politique: il ne nous est possible de comprendre une idéologie, un parti, une faction quelconque, que si nous avons une idée de ce que nos interpretations signifient de leur point de vue.

En reduisant le prochain à la condition d’un objet inerme, en lui dépossedant de sa capacité de nous juger e de nous ébranler, c’est à dire, en lui ôtant sa force d’être dangereux, nous n’avons plus de trait qu’à des marionettes qui se meuvent et parlent à notre bon gré.

Jamais dans la connaissance de l’homme par l’homme la vertu d’objectivité correspond à un déplacement de l’observateur vers des hauteurs divines où il soit protegé de tout feedback, de toute possibilité d’une réponse. Bien au contraire, ce déplacement-là ne serait qu’un rêve de la toute-puissance enfantine, l’abdication du sens des mésures et des proportions qui est le seul garant de l’objectivité de nos connaissances.

Il est même épatant que ce rêve d’omnipotence ait eté consacré como l’idéal même de l’objectitivé scientifique, que l’impossibilité de déttacher l’observateur des choses observées ait eté deplorée en tant qu’un sérieux obstacle à la connaissance, tandis qu’elle est justement le garant de la realité de toute connaissance, le garant d’un lien indissoluble entre le sujet el l’objet.

D´autant plus, en aucun cas la reconnaissance de la necessité du feedback dépend de ce que le prochain soit envers nous dans une rélation de voisinage physique. Si un modeste journal d’une petite ville Bresilienne publie des critiques à M. Lionel Jospin lesquelles M. Jospin ne lira jamais, même dans ce cas il faut que l’articuliste prenne pour modèle de son argumentation l’inversion imaginaire des réaction possibles de M. Jospin.

En toute connaissance que nous cherchons sur l’être humain, l’attente de la réciprocité est un besoin si pressant que nous pouvons la tenir pour présupposée.

C’est seulement losqu’elle fait défaut qu’elle nous attire l’attention. À ces moments-là, l’impression d’incongruité sera d’autant plus imposante quant plus inconsciente sera l’attente de réciprocité.

Si fondamentale est cette attente, que la norme juridique des relations humaines a comme critère essentiel ce que le juriste brésilien Miguel Reale a nommé bilatéralité attributive.

“Il y a bilatéralité attributive quand deux ou plus personnes sont en relation selon une proportion objective qui les autorise à prétendre ou à faire sûrement quelque chose. Quand un fait social présente ce genre de rapport, nous disons qu’il est juridique.”1

D’après Reale, la différence entre les phénomènes juridiques et les non-juridiques — économiques, psychologiques, etc. -, c’est que dans ceux-ci la bilatéralité n’est pas attributive, c’est-à-dire, la correspondance n’est pas assurée, elle n’obéit pas à un modèle uniforme ou obligatoire.

Donc, c’est précisément, à ces sphères-là que l’effort de conjecturer et prévoir la réponse devient encore plus important, et cet effort est si souvent répété qu’il s’intègre dans l’ensemble des automatismes de la vie quotidienne et dans les routines de la connaissance scientifique sans demander une théorisation spéciale.

3. LE FEEDBACK, CONDITION DE TOUTE CONNAISANCE DE L´HOMME, DE LA NATURE ET DE DIEU.

Aussi devant les objets de la nature — et il m’arrive maintenant que Eugen Rosenstock-Huessy définissait la nature en tant que “le monde moins la parole” -, notre confiance dans la réussite de nos idées se soutient totalement sur la certitude que les êtres naturels réagiraient d’une manière déterminée (et non pas indéterminée) à notre comportement: je sais qu’un chien est féroce parce que je connais le feedback qu’il me donnerait si je m’aprochais de lui fondé sur l’hypothèse qu’il ne le serait pas. Dans toutes les circonstances il est essentiel d´avoir la connaissance de la réponse possible. La totale absence de la connaissance de la réponse possible équivaut à la stupeur devant un énigme incompréhensible. Toute la difficulté que nous avons de connaître Dieu est précisément dans l’impossibilité de prévoir la réponse que Lui il donnerait à nos actes ou à nos avis. L’absence d’une réponse prévisible mène au désespoir l’homme qui s’engage dans la quête de la connaissance de Dieu.

Que ce soit dans l’étude de l’homme, de la nature ou de Dieu, la réponse offre le centre de perspective et la mesure globale du cadre de notre vision des choses.

L’une des differences majeures qui signalent le passage du mechanicisme classique à la science contemporaine est justement dans le fait que les hommes de science ont abandonné le projet de nous rendre une “image” du monde en tant que pur objet, pour lui substituer l’image mouvante d’une interaction et d’une mutuelle constitution de l’observateur et de la chose observée. L’interaction en tant que modèle a ensuite rendu de brillants services dans les recherches écologiques et s’est constituée finalement comme l’un des pilliers du “nouveau paradigme” scientifique.

4. L’HISTOIRE EN TANT QUE SPECTACLE

Pour toutes ces raisons-là, il est très bizarre qu’en général le besoin de prendre en compte la reciprocité soit tellement méprisé par les études historiques et par la vision générale que notre culture a du passé humain. L’extension de ce mépris peut être évaluée par la réaction d’étrangeté par laquelle l’historien contemporain nous répondrait si nous l’interrogeons sur ce qu’il imagine qu’Aristote ou Lao-Tsé ou encore Napoléon penseraient de ce qu’il nous dit à leur sujet.

Et pourtant, si nous examinons bien les choses, c’est sa réaction qui est étrange. N’est-il pas étonnant que les seuls objets que nous croyons pouvoir connaître en l’absence de tout feedback, ce soient les hommes du passé?

Est-ce que je peux m’orienter dans les mondes anciens sans autre guide que les opinions de mes contemporains?

Dans quel tribunal du monde la déposition des témoins vaut quelque chose, dépourvue de toute confrontation avec la déposition de l’accusé?

Aussi parfaite, scientifique ou réaliste que se prétende notre réconstitution du passé, elle ne réussit jamais qu’à en faire un spectacle, quelque chose qu’on voit et qui ne nous voit pas. Les morts sont à jamais exclus du dialogue, ils y sont les exclus par excellence. Ils ont des yeux mais ne voyent pas, ils ont des oreilles mais n’écoutent point. Nous les épions par le trou de la serrure que nous appelons “l’Histoire”. Ils sont des objects inermes de notre passion de voir sans être vus, qu’en dernière instance est la même chose que de juger pour ne pas être jugés. Cette passion reçoit dans nos traités et nos thèses universitaires le nom dignifiant d’objectivité. C’est là peut-être le plus grand mensonge depuis le commencement du monde.

5. LA SUPRESSION DE LA PRÉSENCE HUMAINE

D’anciennes traditions ont eu toujours conscience d’un dévoir envers les morts. Il n’avait rien à voir avec nos hommages paresseux et notre réconnaissance ambigüe d’une “importance historique” qui nous donnerait sur eux le droit d’une mésinterpretation au gré des convenances. Les vieilles traditions n’avaient pas la prétention de savoir sur les morts plus qu’ils n’en savaient eux-mêmes; encore moins de les juger du haut d’une plénitude des temps, de les expliquer en fonction de tel théorie de l’Histoire ou de tel méthode sociologique. Il ne s’agissait jamais de fouiller à leur insu leurs motivations secrètes, de les réduire à des fantoches mus par des forces inconscientes, d’en faire en somme des objets. On les respectait, on écoutait leurs avis, ils étaient obéis parfois longtemps après leur départ d’ici bas. Ils étaient des présences humaines, ils avaient droit de cité parmi les vivants, ils faisaient écouter leurs voix dans les assemblées. On les comprennait, en somme, tels qu’ils se comprennaient eux-mêmes de leur vivant. N’est-ce pas la plus haute compréhension que l’on puisse avoir de son prochain? La confiance aveugle que nous faisons aux progrès de la science historique ne nous éloigne-t-elle de plus en plus de la connaissance de l’identité concrète de nos aïeux, dans la mesure où l’ampliation exagerée du décor rend impossible un dialogue avec des êtres réduits artificieusement aux proportions de grains de sable?

La façon même dont nous cherchons à donner aux actions et aux mots des temps passés un “sens présent”, dans l’illusion de les “revivifier” généreusement, consiste presque toujours à leur attribuer des intentions fort eloignées de celles de leurs protagonistes. Nous disons par exemple, comme s´il en allait de soi, que “Descartes inaugura le subjectivisme moderne”. C’est attribuer à Descartes ce que d’autres ont fait de lui à son insu. Descartes lui-même ne se reconnaitraît point dans ce portrait, tout fait de l’insertion de sa personne, de sa vie et de ses pensées dans le cadre majeur de cycles historiques qui de son vivant ne s’étaient accomplis qu’à moitié dans le meilleur des cas et qui lui étaient parfaitement étrangers.

Les sciences historiques sont-elles condamnées à ne pas comprendre les hommes du passé sans faire de sujets humains des purs objets, sans dissoudre leur physiognomie dans celle de leurs descendants presque toujours infidèles?

Je ne me sens nullement qualifié pour donner à cette question une réponse générale. Mais un seul exemple, pris dans un champs spécial qui m’est plus accessible, c’est-à-dire à l’histoire de la philosophie, peut illustrer la direction dans laquelle il faut, à mon avis, chercher la réponse.

Quiconque s’approche des études sur la pensée grecque se surprend de voir les conflits entre des interprétations mutuellement excludentes de la philosophie de Platon, ou d’Aristote, traverser des siècles et des millénaires sans s’approcher le moins du monde d’une résolution. Au contraire, ce sont les questions et les doutes et les points de vue qui se multiplient, prennant souvent des formes nouvelles et imprévues. Il n’est qu’au seul point de vue quantitatif que celà peut être dit un progrès. Tout compte fait, le résultat de toutes ces controverses n’est dans la plupart des cas que l’éparpillement de l’objet de recherche en une poussière miroitante d’images, chacune d’elles assurant d’être “le vrai Platon” ou “le vrai Aristote”.

Tout le long de ce trajet, on peut discerner le retour cyclique de gigantesques essais de reconstruction, qui périodiquement restaurent l’unité de l’objet et offrent aux siècles suivants un champs unifié où les recherches ne sont plus une confrontation aveugle de thèses inconciliables, mais une collaboration organisée et féconde.

Pour ce qui concerne Aristote, ces moments-là n’ont été que deux, si l´on se limite au champs Occidental: le XIIIe. Siècle et notre propre temps. À la première de ces époques, la synthèse d’aristotélisme et de christianisme inaugurée par St. Albert le Grand et par St. Thomas d’Aquin ouvra le champs à un prodigieux essor des études aristotéliciennes, qui se prolongea jusqu’à Leibnitz. À notre siècle, la rédécouverte de quelques thèmes aristotéliciens au sein de la moderne science physique et biologique, ainsi que le retour du thème des rélations de l’éthique et de la politique, nous donnent la promesse d’extraordinaires aproffondissements de notre compréhension de la philosophie du mâitre d’Estagire.

Ce qu’il-y-a en commun entre ces deux remarquables évenéments séparés par sept siècles de distance, se sont deux choses:

1. Ni l’une ni l’autre ont été des oeuvres d’historiens.

2. En chacune d’elles il ne s’agissait pas d’aproffondir la connaissance de la philosophie d’Aristote, d’en obtenir une description plus complète ou une interprétation plus rigoureuse, mais d’étudier des questions du jour à la lumière d’Aristote. Il ne s’agissait d’interpreter Aristote, mais de se laisser interpréter par lui.

Il est aujourd’hui bien clair que le résultat et la vraie nouveauté des efforts de St. Thomas n’a pas été celui de christianiser Aristote, ce qui était d’ailleurs parfeitament dispensable une fois que Thomas s’était persuadé de l’accord essentiel de l’aristotélisme avec la foi chrétienne, mais, bien au contraire, celui d’aristoteliser le chistianisme, donnant à l’expression du dogme la forme d’un système déductif, ce que rien dans l’évolution du christianisme jusqu’alors laissait prévoir et qui allait produire pour l’histoire subséquente de l’Église les plus vastes conséquences.

Quant au renouveau aristotélicien que nous voyons de nos jours, il n’est pas surprennant qu’il soit en grand partie l’oeuvre de physiciens et de biologues, qui n’approchent pas les textes du maître en quête d’une vision historique de la pensée antique, mais d’une vision aristotélicienne de leur propre science.

Mais, tandis que cela se déroule devant nos yeux, qu’est-ce qui se passe avec Aristote dans le champs des études d’histoire de la philosophie proprement dite? Pendant presque tout en siècle, des historiens se sont battus en vain autour des hypothèses génétiques et des questions de méthode soulevées en 1928 par Werner Jaeger, sans trouver une voie de solution. Aujourd’hui comme en 1928 les deux partis, le génétique et le systématique, ont des combattants de valeur qui se multiplient en des efforts dialectiques d’une grande élégance, qui ne parviennent jamais à persuader le parti contraire2.

Pour quoi les choses se passent-elles comme ça? La réponse est d’une évidence presque scandaleuse: les historiens cherchent l’image d’un Aristote grec, d’un Aristote de son temps, d’un Aristote descriptible et plus ou moins fermé, d’un Aristote devenu chose, tandis que les biologues et les physiciens cherchent un interlocuteur vivant, un interlocuteur capable de venir en leurs secours, donc de les juger, de juger l´état de leur science.

En inversant les termes — mais pas le sens — d’une sentence célèbre du Prophète arabe, il faut extraire de ces faits-là la conclusion inéxorable: Seul celui qui vous peut nuire peut aussi vous aider. Celui qui ne présente pour vous le moindre danger ne vous peut servir qu’à des fins décoratifs.

Je vous prie de ne m’interpreter à rebours. Je ne censure nullement les efforts des historiens, qui sont parfaitement à leur place. Ce que je dis c’est que l’image génerale que notre culture actuelle se fait du passé puise son inspiration, d’une façon presque exclusive, dans le modèle des “historiens de l’aristotélisme”, jamais dans celui de la “biologie aristotélisée”.

Soit dans l’éducation, soit dans la presse, soit dans les conflits idéologiques, soit dans le langage cotidien, nous ne nous reportons au passé de l’humanité que comme quelque chose dont on doit prendre fuite le plus vite possible, comme quelque chose que doit être abandonnée et fermée pour toujours au-dedans de son cadre temporel immuable et muet comme un cercueil chronologique, pour éviter à tout prix qu’elle reprenne vie et, se tenant debout devant nos yeux, nous juge nous condamne.

Ce n’a pas été une coïncidence que la première et peut-être la plus célèbre réaction contre les abus de l’historicisme ait été l’oeuvre d’un penseur qui par la suite deviendrait la victime du germe d’historicisme qu’il portait en lui à son insu. Je parle de Werner Jaeger lui-même. En essayant de restaurer la communication avec le passé de notre culture, il entreprit de faire de l’idéal pédagogique des grecqs un modèle de valeur permanent, soustrait à l’usure du temps. Mais cela démandait aussi, à son avis, qu’il fournit quelque preuve de l’unité de la culture Occidentale, et il lui parût qu’il pouvait la trouver par l’intermède de la théorie aristotélicienne (mais aussi goetheénne) de la “forme interne”. L’idéal de l’homme de la philosophie de Platon serait donc la “forme interne” sous-jacente à tout le développement historique de notre culture. Voilà le rémède qui se révèle tout de suite plus dangereux que la maladie elle-même. Appliquer aux cultures et aux nations le concept de “forme interne”, c’est leur donner une sorte d’unité biologique, substantielle, ce qu’aurait surpris fortement Aristote lui-même, et c’est donc donner à leur developpement une forme similaire à celle du cours linéaire de la croissance et du vieillissement des organismes animaux, où il-n’y-a jamais de retour en arrière. Cette contradiction de l’idéal pédagogique de Jaeger nous montre à quel point

6. LA RÉTROPROJECTION HISTORIQUE

À partir de ces considerations, j’ai essayé de formuler il-y-a quelques années une méthode d’investigation qu’il m’a paru pertinent de nommer la retroprojéction historique. Elle consisterait à faire du présent l’objet du jugement des hommes du passé, à envisager donc le passé non pas en tant qu’objet, mais en tant qu’agent conscient qui nous voit et nous juge autant que nous le voyons et le jugeons nous mêmes.

Nous pouvons nous demander maintenant si mon appel à un changement d’attitude de l’historien à l’égard des hommes du passé ne se soutient-il sur l’absurde hypothèse d’une résurrection ou d’un dialogue chimérique avec les morts, comme dans une séance de spiritisme.

Mais il est évident qu’avec un grand marge de réussite nous pouvons facilement confronter notre interprétation du passé avec le jugement possible que les hommes du passé auraient fait d’elle, par trois moyens:

1. Le prolongement logique des conséquences de leurs opinions, jusqu’à ce qu’elles puissent être appliquées au cas spécifique de notre interprétation d’elles.

2. Le sondage des projections d’avenir implicites dans les actes et dans les mots de nos aïeux.

3. L´investigation des puissances d’autoconscience que nous pouvons developper à partir des idées et des valeurs des temps passés.

7. LES QUATRE DISCOURS D´ARISTOTE

Ce qui m’a le plus directement mené à cet entreprise a eté le besoin d’une nouvelle stratégie pour l’investigation que j’étais en train de réaliser à propos d’Aristote, de ce que j’appelle sa “théorie des quatre discours”. Dans mon livre Aristote sous une perspective nouvelle j’ai soulevé la question d’une unité théorique implicite soutenant l’émergence de ses quatre sciences du discours humain. Aussi, Poétique, Rhétorique, Dialéctique et Analytique chez Aristote couleraient de la même source unitaire: d’une doctrine générale de la crédibilité et de la preuve. Celle-ci, de sa part, aurait une rigoureuse homologie structurale avec la gnoséologie et la psychologie d’Aristote, posant ainsi les bases d’une philosophie de la culture, dont une nouvelle théorie générale de l’interdisciplinarité. Je ne suis guère parvenu à de telles conclusions à travers une “relecture” des textes du maître d’Estagire à la lumière des connaissances actuelles et des méthodes modernes de la philologie et de l’histoire da la philosophie. Au contraire, j’ai essayé de me figurer ce qu’auraient pu être ses réponses à lui à certaines questions précises de l’actualité concernant, à l’occurrence, cet idéal typique de nos temps que nous appellons l’interdisciplinarité. Comment se serait-il posé, disons, le problème que se pose le dualisme bachelardien qui affirme la coexistence d’un univers des images poétiques e d’un univers des lois rationelles? L’oeuvre de Scott Buchannan Poetry and Mathematics, qui affirme l’identité profonde du poétique et du mathématique, l’aurait-il davantage satisfait? Il m’a plutôt semblé que pour Aristote ni le dit dualisme bachelardien ni la fusion buchannienne n’auraient suffit. Sa vision n’aurait pu être que celle d’une conversion progressive de la Poétique en Analytique à travers la médiation inévitable de la Rhétorique et de la Dialéctique, telle conversion étant dans la nature même du procès cognitif comme conçu et décrit par lui, lequel préssupose la transformation des perceptions en schémas plastiques et de ceux-ci en des schémas eidétiques, base des concepts. Pour lui l’apparente dualité se serait résolue dans une quaternité.

J’allais avoir par la suite la joie inattendue de voir mes conclusions confirmées, par des méthodes fort diverses, dans les études, aussi remarquables l’une que l’autre, de Deborah Black et Salim Kemal sur le “syllogisme imaginatif” dans l’aristotelisme arabe3. Il m´est apparue alors comme évidente la fécondité d’une méthode que je m’étais hasardeusement permise. L’inversion du regard que je proposais, loin d’être un caprice de philosophe, surgissait ainsi comme un outil délicat mais formidable à la fois pour l’historien et le philologue. Il ne s’agirait plus de voir le passé dans le miroir de l’histoire des idées selon l’image que nous nous faisons à la fois d’eux et de nous mêmes; il s’agirait aussi et surtout de suposer derrière ce miroir l’existence d’un autre regard, vivant et actif, capable de nous donner au besoin une réponse autre que celle découlant nécéssairement de l’idée que nous avons de nous mêmes e du passé. Passé vivant, aussi juste et précise que puisse être son image selon l’historien le plus aigü et scrupuleux, ne serait pourtant pas encore notre lecture de lui; ce passé, s’il est vivant de fait et de droit, aurait aussi une lecture à faire de nous, de nos lectures de lui. Le charactère vivant du passé ne se trouve point dans le réalisme de son image la plus complète et fidèle, autant que dans sa capacité de voir, donc de nous faire voir, notre image à nous. Où les meilleurs historiens ont réussi à faire venir à nous le passé, il leur resterait la tâche de nous conduire jusqu’à ce passé. Nous savons beaucoup de ce passé. Ce qu’il nous reste à faire c’est connaître ce qu’il savait de nous, ce qui’il sait de nous.

En somme, si notre souci d’objectivité est quelque chose de plus qu’une simple réification du passé, il ne s’agit pas que de savoir ce que nous pensons de Platon ou de Descartes, mais aussi ce que Platon ou Descartes auraient pensé de nous. Notre méthode se fonde dans le pressupposé que toute pensée humaine n’a de sens que dans le cadre d’un futur projeté, desiré ou craint, e qu’il est donc toujours possible de juger le présent devant un tribunal des temps passés. Il s’agit de corriger les exccès et les distortions inhérents à une confrontation où l’un des antagonistes se trouve d’être mis sous le couvercle d’une confortable invisibilité. Sans nous soumettre à un tel jugement, sans nous exposer aux yeux des morts autant qu’ils sont exposés aux notres, notre prétendue objectivité historique ne sera jamais qu’une illusion flatteuse.

Beaucoup de temps et beaucoup d’efforts ont été dispensés pour que la science et la culture modernes devennaient libres d’un ethnocentrisme naïf — ou peut-être malin, mais d’une malice naïve — qui prennait par absolues et inconditionnées des valeurs que l’évolution des faits historiques n’avait produites que comme des adaptations de l’espèce humaine à des situations transitoires. Cependant, la neutralité axiologique à qui les sciences humaines se sont habituées depuis Max Weber et le rélativisme qui est devenu le premier commandement de la recherche anthropologique depuis Margaret Mead, ont produit, à la longue, la chûte dans un rélativisme doctrinal, dogmatique et absolutiste, lequel, en faisant de soi-même la seule vision acceptable du monde, ne resulte qu’en restaurer retroactivement le même ethnocentrisme, sous des pretextes différents, étant donné que seul l’Occident moderne a pour croyance le relativisme et que toutes les autres cultures, quand elles se révoltent contre lui et défendent l’absoluité de leurs valeurs réligieuses et de leur vision du monde, sont immédiatement condamnées comme “arrierées”, “radicales”, “fanatiques” et “fondamentalistes”. Il ne leur reste, devant l’autorité absolue du rélativiste, que la protestation impuissante du dominé envers le dominateur.

Par ailleurs, le rélativisme des anthropologues et des sociologues n’a pris sous la protection de son refus de juger que quelques communautés privilegiées encore existantes aujourd’hui, les indiens, par exemple, en refusant un similaire bénéfice aux cultures extinctes, aux temps anciens de notre propre culture et aux communautés de “fondamentalistes” de notre propre temps — c’est-à-dire, aux morts de mort physique et aux morts de mort métaphorique — tous condamnés ensemble à se tenir muets et inermes devant la voix toute-puissante du rélativisme erigé en verité absolue. La révogation de l’ethnocentrisme a laissé intact le chronocentrisme qui est le germe duquel il renaît perpetuellement.

Et ce n’est pas par hasard que la plupart des communautés exclues du dialogue sous pretexte de fondamentalisme sont justement celles qui conservent le sens d’un dialogue avec le passé, par exemple les musulmans, lex juifs orthodoxes, les catholiques traditionnalistes, des gens pour lesquelles la révélation coranique, le rencontre de Moïse et de Jéovah au Mont Sinaï, le sacrifice du Calvaire ne sont pas des événements d’une autre époque, mais des actualités vivantes. Voilà comme le relativisme moderne qui professait faire tomber les murs du prejugé et de la discrimination finit par se constituer lui-même comme la forteresse de l’exclusion. Et s’il est vrai que chacune de ces communautés-là a aujourd’hui le devoir de touver une voie de conciliation entre son amour des traditions et le desir d’occuper une place dans un monde pluraliste, il ne l’est moins que ce monde-ci a le devoir de faire de son relativisme quelque chose de mieux qu’un dogmatisme moderniste hypocrite et intolérant.

Mais il est clair que le seul profit légitime qu’on peut obtenir du rélativisme, je veux dire d’un rélativisme sérieux qui s’atienne aux limites de la méthodologie sans prétensions à devenir une autorité dogmatique, ce serait précisement celui de nous libérer de tout provincianisme, aussi spatial que temporel, celui d’elargir nos horizons et d e nous faire avancer vers une vision plus exate du cadre des rélations, où notre régard est inseré comme un acteur dans la scène, jamais comme un pur spectateur. La destinée idéale de tout rélativisme c’est d’être provisoire, c’est de se transcender, de se transformer en autre chose, de mourir comme doute pour renaître comme certitude plus nuancée et plus vraie. Aussitôt que le relativisme n’est plus un simple point de départ mais s’affirme comme point d’arrivée, aussitôt qu’il n’est plus une méthode mais s’affirme comme doctrine, il devient le plus opressif et tyranique des dogmatismes, le plus injuste des juges, un magistrat invisible et omniprésent qui juge et condamne sous pretexte de s’abstenir de juger, et qui donc n’est jamais tenu responsable de ses redoutables véredicts4.

8. CONSÉQUENCES ÉTHIQUES ET POLITIQUES DE L´ÉXCLUSION DES MORTS

Le refus d’un dialogue d’égal à égal avec les vivants d’autrefois est le résidu d’un historicisme perimé en théorie mais investi d’une force nouvelle en tant qu’idéologie et pressuposé inconscient de l’image du monde dominante en ce fin de siècle. Les conquêtes de la technique, la vitesse bouleversante des transformations politiques et sociales, la constitution d’un marché global avec tous les changements psychologiques et sociales qui l’accompagnent, tout celà est de nature à nous renfermer de plus en plus dans le présent, à rétrécir notre conscience historique, à nous faire voir l’Histoire comme um cimitière de l’irrélevant, donc à nous mettre pour ainsi dire hors du temps, c’est à dire hors de nous-mêmes, dans un état d’hypnose.

Mais à mésure que le passé s’éloigne de nous, il nous devient chaque jour plus difficile de le prendre comme terme de comparaison, et une époque qui ne peut se comparer qu’avec elle méme est réduite à un état d’autisme. C’est l’origine des abîmes d’inconscience qui sillonent l’espace de nos débats publics. Por ne donner qu’un seul exemple qui me semble pertinent au sujet de ce colloque:

“Notre époque, qui se vante d’être celle de la démocratie et de l’égalité, a troué entre les hommes des abysses de différences qui surpassent la force humaine de les transposer.

Imbus de l’illusion égalitaire, nos contemporains croient que le monde chemine vers le nivellement des droits, sans se demander si cet objectif peut être réalisé par d’autres moyens que la concentration du pouvoir. Cette illusion les rend aveugles pour les réalités les plus évidentes, entre lesquelles celle de l’élitisation, sans précédents, des moyens de pouvoir. L’imaginaire moderne conçoit, par exemple, le seigneur féodal comme l’épitome du pouvoir personnel discrétionnaire, et il ne se rend pas compte que le seigneur féodal était limité par toute sorte de liens et de compromis de loyauté mutuelle avec ses serfs, et en outre il n’avait d’autres moyens de violence que quelques chevaliers armés d’épée, de lance, d’arc et de flèche; un homme parmi d’autres, tout le monde le voyait à la campagne et au village, il marchait ou chevauchait côté à côté de son serf, quelquefois en l’amenant en croupe, en rentrant de la taverne où tous deux s´énivraient ensemble, et, dans les plaines immenses où son cri se perdait au loin, il pouvait alors être attrapé, inerme, dans un cas de grave offense, par une lame vengeresse. Par la fourche du paysan. Par un couteau de cuisine.

En comparaison avec lui, aujourd´hui, l’homme du pouvoir est mis à une telle distance des dominés, que sa position se ressemble à celle d´un dieu devant les mortel. D’abord, les gens du pouvoir sont isolés de nous geographiquement: ils habitent les grands immeubles, entourés de portes éléctroniques, d’alarmes, de gardiens armés, de meutes de chiens féroces. Nous n’y pouvons pas entrer. Deuxièmement, son temps vaut de l’argent, plus d’argent que nous n´en avons; parler avec l’un d’eux c’est une aventure qui demande la traversée d’infinies barrières bureaucratiques, des mois d’attente et la possibilité d’être reçu par un auxiliaire doté d’infaillibles excuses. Troisièmement, les occupants nominaux des hautes fonctions ne sont pas toujours les vrais détenteurs du pouvoir: il y a des fortunes occultes, des autorités occultes, des causes occultes, et nos demandes, nos imprécations et mêmes nos coups de feu risquent d’attraper une façade inoffensive, laissant échapper le vrai destinataire que nous ne connaissons pas. Nous nous perdons dans la trame si compliquée des hiérarchies sociales modernes, et nous avons la raison d’envier le serf de la glèbe, qui avait au moins le droit de savoir qui était son maître. Après deux siècles de démocratie, d’égalitairisme, de droits humains, d’État d’assistance sociale, de socialisme et de progressime, voilà la part qui nous est réservée: les hommes du pouvoir planent au-dessus de nous dans un nuage d’or divinement inaccessible.

Voilà comment le progrès des droits nominaux ne se fait pas accompagné nécessairement d’une augmentation des possibilités réelles.”5

La distance qui sépare, dans nos débats courants, les concepts et les états de fait, donne quelquefois à la vie intellectuelle contemporaine l’allure d’un dialogue de fous. Tout cela provient de l´absolutisation du temps, qui cause la perte de la perspective historique, donc notre progressive incapacité de nous mésurer. Après avoir taisés les hommes des autres temps, notre époque n’admets de comparaison qu’avec elle-même, et, prisonnière de sa singularité absolue, elle finit par devenir invisible et incompréhensible à soi-même, étant donné que, comme le disait l’aristotélisme médieval, individuum est ineffabile.

La perte du dialogue avec les vivants des siècles passés précède la perte de la communication avec nous-mêmes, et, du haut d’une prétendue plénitude des temps, nous tombons dans l’abîme d’une inconscience noire.

Retrouver le dialogue avec le passé c´est rétrouver le sens de l’unité de l’espèce humaine, et ce serait de la folie que de prétendre reintégrer à l’humanité ce groupe-ci ou ce groupe-là, qui sont aujoud’hui parmi les exclus et les discriminés, sans éliminer auparavant la discrimination de toute l’humanité qui nous est précédée.

L’homme qui, ne pouvant parler, n’est pas en mesure de mettre en question ce que nous disons de lui, est pour nous comme les morts pour les vivants. Mais aussitôt que nous nous rendons compte que cette analogie est plus qu’une analogie, qu’elle traduit la relation réelle et éféctive que nous avons avec les morts, il est juste de nous demander si l’exclusion qui réduit métaphoriquement les exclus à la condition des morts ne se fonde-t-elle pas dans une exclusion préalable, littérale et effective, des morts de l’assemblée des hommes parlants. N’étions-nous pas sourds aux voix des morts, nous le serions difficilement aux voix de ceux que nous réduisons à la condition d’être comme des morts. Si l’elóignement physique total et définitif n’était pas suffisant à étoufer le cri des hommes, que dire des éloignements partiels et contingents de race, de classe, de croyance, de nation?

Qu’importe en fin des comptes la discrimination, l’exclusion de tel groupe ou tel autre, si le chronocentrisme de notre culture exclue et discrimine presque toute l’humanité? Il ne serait peut-être pas excessif de nous demander si les discriminations partielles ne seraient-elles que des expressions mineures et localisées d’une générale discrimination de l’homme muet par l’homme parlant. Des absents par les présents. Des morts par les vivants.

Le primat du moment qui passe sur toute l’histoire humaine n’est pas qu’un défaut de perspective, un manque de réalisme; il est aussi le primat du moi sur l’autre, des interêts imédiats sur les exigences de la raison et de l’amour au prochain. Si dans notre vie personelle l’immédiatisme est intimement associé à l’egoïsme, porquoi ne le serait-il pas sur le plan majeur de l’Histoire et de la societé? D´autant plus, les exclusions et les discriminations n’étant que l’expression d’une sorte d’egoïsme social, il n’est pas raisonnable de pretendre leur donner combat et en même temps preserver à l’abri de tout attaque l’egoïsme historique et temporel qui est à la racine du chronocentrisme.

Si nos investigations et nos débats concernant les procès d’exclusion et de discrimination dans nos societés actuelles ne prennent pas en compte ces questions que je viens de soulever, ils risquent de nous jetter dans une inconscience historique plus profonde encore.

NOTES

  1. Miguel Reale, Lições Preliminares de Direito, 23a. ed., São Paulo, Saraiva, 1996, p. 51. Voltar
  2. V. Enrico Berti, Aristóteles no Século XX, trad. Dion Davi Macedo, São Paulo, Loyola, 1997. Voltar
  3. Deborah L. Black, “Le ‘syllogisme imaginatif’ dans la philosophie arabe: contribution médiévale à l’étude philosophique de la métaphore”, em M. A. Sinaceur (org.), Penser avec Aristote, Toulouse, Ères-UNESCO, 1991; Salim Kemal, “Aristotle’s Poetics in Avicenna’s Commentary”, Oxford Studies in Ancient Philosophy, VIII: 1990, 173-210. Voltar
  4. V. “O Antropólogo Antropófago: Considerações sobre o Relativismo” (“L’Anthropologue Anthropophage: Considérations sur le Rélativisme”), conférence prononcée à la Casa de Cultura Laura Alvim (“Maison de Culture Laura Alvim”), à être publiée prochaînement par la Faculdade da Cidade Editora. Voltar
  5. O Jardim das Aflições, IV, IX, §32: pp. 350-351. Voltar

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